Sonni : Je pense que ta belle sœur est bête. Ton frère aussi. Et leurs gosses.
Sigi : Disons qu’ils sont simples.
Sonni : Bêtes comme leurs pieds, tous autant qu’ils sont.
Sigi : Très simples, c’est vrai, mais heureux.
Sonni : Je ne voudrais pas te vexer mais je n’arrive pas à comprendre que tu puisses être parent avec eux.
Sigi : En tout cas bienheureux.
(Acte I, Scène 1)
Frieda : « Je suis vachement contente que vous vous soyez installés ici parce qu’on peut enfin avoir une conversation, les gens d’ici sont bien gentils mais telllllement simples. Car c’est pas facile de se comprendre avec des gens qui viennent d’une autre classe sociale parce que le magasin rapporte pas mal de fric, et que moi, je suis une formation à l’université populaire. »
(Acte I, Scène 2)
Le mépris intellectuel. C’est de cela qu’il s’agit.
Il n’est pas question de classe sociale, ces deux couples n’ont pas de problème d’argent. C’est la culture de l’autre qui est jugée ici. Friedo et Frieda ne sont pas bêtes, ils ont juste fait des choix de vie différents. Ils forment une famille nombreuse, ne font pas de chichi, n’ont pas eu la chance de faire de longues études, ils aiment les plats quand ils sont copieux et, si possible, devant la télé. Sigi et Sonni, eux, fuient la ville pour la campagne, parce que c’est plutôt à la mode, et qu’ils peuvent. Ils font des apéritifs dinatoires, ont évidemment lu le dernier Nobel de littérature et aiment le faire savoir. Ils ne veulent pas d’enfant pour ne pas sacrifier leurs carrières, mais pensent adopter un chien de Bosnie-Herzégovine « parce qu’il y a la guerre là-bas et que les animaux domestiques sont les moins responsables de la misère et les premiers à en souffrir.»
Ce sont ces différences qui vont amener les deux belles-sœurs à se juger, à se mépriser, à se haïr, à se détruire. C’est pour moi le nœud de la pièce, et c’est justement à cet endroit friable que j’ai envie de gratter. Je pense pouvoir y dresser le portrait d’une société divisée, où chacun déteste la personne qu’il n’est pas devenue. Où chacun se replie sur soi, sûr d’être meilleur que son voisin. Où tout le monde parle, mais ne se parle qu’à soi, et personne n’entend.
Sigi :
« J’ai donc constaté qu’il y avait des désaccords entre mon frère, sa femme et nous. Ils sont nos voisins directs. En quelque sorte. Et j’ai le sentiment qu’une ambiance tout à fait négative est en train de s’installer entre les parties concernées et je trouve qu’il est temps pour moi de faire acte d’autorité, je dirai donc : attention à l’escalade !
Pour moi, tu le sais, la dysharmonie est une situation intolérable et de plus je crois – et tu es sûrement de mon avis – qu’on ne peut envisager de paix universelle, si déjà les voisins ne sont même pas capables de se mettre d’accord pour vivre dans un climat d’entente réciproque. […] Un mot entraine l’autre… tout à fait le processus chimique basique… une petite chose par-ci, entraine un petit truc par-là et on en arrive à se quereller, alors qu’on n’a plus forcément en tête ce qui justifie la divergence d’opinion. »
(Acte III)
Les Jardins de l’Horreur est une comédie (qui vire au fratricide) où le rire tutoie constamment l’absurde et l’effroi. Un théâtre populaire et musical, à la fois drôle et violent. Je souhaiterais arpenter la frontière des genres : compulser les codes du théâtre contemporain et ceux du concert de rock, louvoyer entre la comédie de boulevard et le drame d’une civilisation. La scénographie viendra enfermer comme dans un vivarium ces deux couples, cet échantillon de notre société, où ils seront exposés à nos regards, où nous pourrons les décortiquer, les observer s’anéantir. Nous observer. Du blanc clinique et épuré, nous glisserons irrémédiablement vers la saturation de l’espace, la salissure et le sanglant. Le paradis deviendra enfer, apocalypse, et de l’intime nous glisserons vers le légendaire, le cycle mythique.
Je vise un dialogue émotionnel entre les acteurs et la musique. Une porosité, une contamination. Que l’énergie du groupe de Rock au plateau donne aux personnages les armes nécessaires à la guerre qu’ils vont mener. Les acteurs pourront s’y greffer, s’y faire engloutir. La musique servira également à chapitrer le spectacle, à faire monter la sauce progressivement, par paliers successifs. Elle permettra aux comédiens d’effectuer les transitions entre les scènes, marquera les ellipses entre les actes, laissera le champ libre aux comédiens pour faire évoluer le décor, le salir, le remplir, le surcharger progressivement. Et s’affronter, dans les corps, dans les mots, dans des Songs qui deviendront des Battles.
Et puis les Jardins de l’Horreur est écrite pour cinq personnages, et non quatre :
Sonni Esser
Sigi Esser, le mari de Sonni
Friedo Esser, le frère de Sigi
Frieda Esser, la femme de Friedo
puis
Robert, le dogue
Nous avons donc déjà le nom du groupe - « Robert le dogue » - un groupe de chiens (Tête en Haut), une meute sauvage de clébards, dangereuse. Et mordante. Un ensemble Batterie, Basse, Guitare électrique, et Voix. Un rythme « qui bastonne », endiablé et joyeux, euphorisant, flirtant avec le bluegrass. Pas un simple accompagnement musical mais un cinquième acteur, un groupe d’animaux parallèle au groupe d’humains. Une personnification de l’énergie meurtrière, de la dinguerie.
Allons au théâtre et au concert en même temps. Embarquons les spectateurs dans cette folie meurtrière. Et qu’ils s’en prennent « plein la tronche », qu’ils jouissent de ce déferlement libérateur. La musique que j’imagine, celle qui « me rend dingue », rend cette énergie, cette frénésie, communicatives.
Après avoir exploré le thème de la guerre dans la Guerre n’a pas un visage de Femme, puis le couple et son intimité dans Jeanne et Louis, j’ai la sensation que Les Jardins de l’Horreur réunira ces deux axes en un spectacle rassembleur, corrosif, cathartique, explosif.
Emmanuel Bordier